« La création d’une bourse pourrait transformer le secteur africain du cacao » (interview)

« La création d’une bourse pourrait transformer le secteur africain du cacao » (interview)

Alors qu’actuellement, le continent africain pèse déjà pour près de 70 % de l’offre mondiale de cacao, des appels fusent depuis quelques décennies pour que la région compte plus dans la commercialisation et la fixation des prix mondiaux. Si dans cette optique, l’idée d’une bourse africaine du cacao (AfCX) a longtemps été évoquée sans lendemain, ce projet connaît un nouveau souffle avec l’engagement de plusieurs instances et gouvernements. Dans une interview avec l’Agence Ecofin, George Edward, consultant indépendant et travaillant sur les aspects de financement, de traçabilité et de durabilité de l’AfCX revient sur les enjeux et les modalités de cette initiative.

Agence Ecofin : En avril dernier, le Cameroun a été annoncé comme le pays hôte pour un projet pilote pour les enchères de cacao. Comment cette phase sera-t-elle structurée et quel est l’objectif derrière une telle initiative ?

George Edward : Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une initiative lancée, il y a quelques années, par l’Organisation internationale du cacao (ICCO) visant à créer une Bourse africaine du cacao (AfCX). L’idée est d’établir quatre bourses nationales : une en Côte d’Ivoire, une au Ghana, une au Nigeria et une au Cameroun, chacune fonctionnant selon la réglementation locale. Ces bourses nationales alimenteront ensuite une bourse régionale.

L’objectif est de permettre une fixation des prix du cacao en Afrique et de favoriser le commerce intra-africain. Cela pourrait apporter de nombreux avantages, non seulement en matière de prix, mais aussi en facilitant l’accès au financement pour les producteurs de cacao et les coopératives. En déposant leur cacao dans un entrepôt agréé par l’AfCX, les acteurs peuvent obtenir un récépissé, qui pourra servir de garantie pour un financement. La création d’une bourse pourrait donc transformer le fonctionnement du secteur africain du cacao.

« En déposant leur cacao dans un entrepôt agréé par l’AfCX, les acteurs peuvent obtenir un récépissé, qui pourra servir de garantie pour un financement. »

Au Cameroun, le projet pilote prend essentiellement la forme d’une vente aux enchères. L’objectif est de tester le fonctionnement de cette enchère en s’appuyant sur le système de récépissés d’entrepôts et l’ensemble de la documentation liée au processus de l’AfCX. Ce projet pilote bénéficie d’un fort soutien de l’Office National du Cacao et du Café (ONCC) et du Conseil Interprofessionnel du Cacao et du Café (CICC).

Le cacao sera fourni par plusieurs coopératives situées à proximité de Douala pour une vente aux enchères ouverte, qui pourrait devenir un modèle pour la future bourse AfCX. L’objectif est que cette bourse profite à tous avec de meilleurs prix pour les vendeurs, les producteurs et les coopératives, tout en facilitant l’approvisionnement des transformateurs locaux et les exportateurs. Dans la prochaine phase du projet, nous espérons étendre le modèle de vente aux enchères et le déployer dans les autres pays concernés.

AE : Pourquoi le Cameroun a-t-il été choisi comme pays pilote pour cette vente aux enchères de cacao plutôt que la Côte d’Ivoire, leader incontesté dans l’or brun ?

GE : D’abord je dois dire que le secteur cacaoyer du Cameroun est plus libéralisé que celui de la Côte d’Ivoire, et le pays expérimente déjà des ventes aux enchères locales au niveau des coopératives. Avec le soutien de l’ONCC et du CICC, il est donc apparu comme le pays idéal pour lancer cette phase pilote.

« Le secteur cacaoyer du Cameroun est plus libéralisé que celui de la Côte d’Ivoire, et le pays expérimente déjà des ventes aux enchères locales au niveau des coopératives. »

Nous prévoyons également un projet pilote au Nigeria, cette fois centré sur le financement par des récépissés d’entrepôts (Warehouse Receipt Financing – WRF), en collaboration avec AFEX Commodities Exchange (AFEX), la première bourse privée des matières premières agricoles du pays qui commercialise déjà du cacao sur sa propre bourse. Mais à mesure que le projet AfCX progresse, notre ambition est de lancer des phases pilotes dans les quatre principaux pays producteurs avant de finaliser le modèle définitif de la bourse.

AE : Quels mécanismes ou innovations spécifiques seront testés pendant cette phase pilote ?

GE : Pour l’heure, le principal mécanisme testé est le WRF. En Afrique de l’Ouest, les banques proposent déjà un certain financement sur stocks ou via des accords commerciaux, mais cela reste réservé aux grandes entreprises exportatrices ou multinationales, comme Cargill ou Barry Callebaut. En revanche, les petits et moyens commerçants ont rarement accès à ce type de financement.

« En Afrique de l’Ouest, les banques proposent déjà un certain financement sur stocks ou via des accords commerciaux, mais cela reste réservé aux grandes entreprises exportatrices. »

Ce qui change avec le WRF, c’est que tout acteur – producteur, coopérative, transformateur – peut déposer son cacao dans un entrepôt AfCX, recevoir un récépissé d’entrepôt, et obtenir un financement bancaire garanti par les stocks. C’est une innovation majeure, jamais encore mise en œuvre en Afrique à cette échelle. Le WRF sera au cœur du projet pilote nigérian, tandis que le projet pilote camerounais testera davantage les mécanismes de vente aux enchères. Ensemble, ces deux initiatives visent à démontrer comment les producteurs, les coopératives et les transformateurs peuvent contourner les intermédiaires et accéder directement au financement via la bourse AfCX.

AE : Actuellement, de grands négociants comme Barry Callebaut, Olam dominent le secteur du cacao en Afrique de l’Ouest. Quel pourrait être l’impact de la vente aux enchères sur ces acteurs ?

GE : De manière générale, les grandes maisons de négoce soutiennent le projet AfCX, car il est en cohérence avec leur discours officiel sur l’amélioration des conditions de vie des producteurs de cacao et de leurs communautés. Elles ont donc tout intérêt à soutenir toute initiative qui bénéficie réellement aux producteurs et aux coopératives, car leur propre modèle repose sur la stabilité à long terme des approvisionnements en cacao. C’est cela, au fond, qui guide leur position.

« Le projet AfCX est en cohérence avec le discours officiel des grandes maisons de négoce sur l’amélioration des conditions de vie des producteurs de cacao et de leurs communautés. »

De fait, je dirai qu’elles sont moralement et stratégiquement alignées avec le projet. Cela dit, il reste à voir comment ce mécanisme affectera concrètement leurs chaînes d’approvisionnement et leurs relations avec les producteurs et les coopératives. Nous espérons que certains grands acteurs participeront dès la phase pilote de mise en place de la bourse, et qu’à terme, ils deviendront des négociants réguliers sur l’AfCX.

AE : Comment cette plateforme de commerce locale permettra-t-elle de réduire la dépendance aux marchés de New York et de Londres et améliorer les revenus des producteurs ?

GE : Il s’agit d’un des objectifs clés de la création de l’AfCX. Aujourd’hui, il existe un écart énorme entre le prix international et le prix bord champ en Afrique de l’Ouest. Le prix payé aux producteurs en Côte d’Ivoire et au Ghana tourne autour de 3 000 euros la tonne, tandis que le prix sur les marchés internationaux (comme Londres) avoisine 8 000 euros la tonne.

Ce décalage est immense : le producteur africain est très éloigné de l’acheteur final européen. Si l’on peut fixer les prix du cacao en Afrique, cela permettrait aux producteurs et aux coopératives d’obtenir un prix bien plus juste, qui reflète mieux la vraie valeur du produit.

« Si l’on peut fixer les prix du cacao en Afrique, cela permettrait aux producteurs et aux coopératives d’obtenir un prix bien plus juste, qui reflète mieux la vraie valeur du produit. »

Il ne faut pas oublier non plus que les transformateurs locaux pourraient s’approvisionner via cette bourse, ce qui serait un atout majeur. Actuellement, beaucoup de transformateurs peinent à acheter du cacao, car les grandes maisons de négoce achètent l’essentiel des volumes disponibles. Globalement, nous espérons que l’AfCX contribuera à une meilleure stabilité des prix du cacao, car le prix fixé sur la bourse en Afrique de l’Ouest reflétera mieux l’offre locale et les perspectives régionales. En outre, à mesure que de plus en plus de producteurs, coopératives et négociants déposeront leur cacao dans l’AfCX, cela permettra de rendre les stocks plus visibles, de réduire les inquiétudes sur les pénuries d’approvisionnement et, avec le temps, de limiter la forte volatilité des prix observée ces trois dernières années. Mais cela se fera de façon progressive.

AE : Comment se fera la régulation des opérations de la bourse et comment la gouvernance reflétera-t-elle les intérêts des producteurs ?

GE : La gouvernance et la structure de propriété de la future AfCX sont encore en discussion. Mais une chose est claire : l’AfCX sera une entité indépendante, ce qui est essentiel pour garantir sa crédibilité sur le marché. Elle adoptera une structure d’actionnariat mixte, combinant investisseurs publics et privés, incluant les quatre pays producteurs ainsi que des partenaires clés comme la Banque africaine d’Import-Export (Afreximbank), qui finance cette phase du projet. La structure réglementaire sera compatible avec les réglementations nationales des quatre pays, mais c’est un sujet complexe, actuellement en cours de discussion approfondie.

« L’AfCX sera une entité indépendante, ce qui est essentiel pour garantir sa crédibilité sur le marché. »

AE : Où en est le processus de planification ? Des jalons ont-ils déjà été franchis ?

GE : L’an dernier, nous avons achevé la phase de préfaisabilité, au cours de laquelle nous avons présenté le modèle organisationnel aux parties prenantes lors d’un atelier au Ghana pour montrer comment structurer efficacement la filière avec un centre stratégique et des acteurs connectés.

Nous avons obtenu leur approbation pour poursuivre. Nous sommes actuellement dans la phase d’étude de faisabilité complète, qui comprend des recherches de terrain dans les quatre pays, des consultations avec les régulateurs, producteurs de cacao, transformateurs et commerçants ainsi que l’élaboration d’un modèle global pour l’AfCX. Nous espérons présenter ce modèle à l’ensemble des parties prenantes au second semestre de l’année, avant de passer à la troisième phase : la mise en œuvre, où l’AfCX deviendra une réalité.

AE : Quels sont les principaux défis anticipés dans la mise en œuvre de cette phase pilote ?

GE : À mon avis, trois grands défis se présentent. Il y a d’abord l’harmonisation réglementaire parce que le projet réunit quatre pays ayant des régimes de régulation du cacao très différents. Concevoir un modèle acceptable pour tous et fonctionnel dans la pratique est un vrai défi, nécessitant des consultations détaillées. Après, il faut plus de la sensibilisation et de l’éducation parce que beaucoup de coopératives de cacao considèrent encore la bourse comme un concept théorique.

« L’un des grands défis est l’harmonisation réglementaire parce que le projet réunit quatre pays ayant des régimes de régulation du cacao très différents. »

Il faut leur démontrer concrètement comment l’AfCX peut débloquer du financement et réduire les pertes post-récolte. Ces bénéfices doivent être expliqués clairement aux producteurs, coopératives, transformateurs et régulateurs.

A cela s’ajoute la résistance des intérêts établis, notamment des nombreux intermédiaires qui dominent actuellement la chaîne d’approvisionnement. Mais je pense que si on peut les intégrer à l’AfCX en tant qu’agents, ils pourront s’appuyer sur leurs relations et continuer à bien gagner leur vie tout en créant plus de valeur pour leurs clients.

 

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